Entre Matias Aguayo et nous, c’est une longue histoire d’amour (en tout cas de nous vers lui). Nous avons suivi le patron de Cómeme dans beaucoup d’endroits cette année, du RBMA Bass Camp de Santiago jusqu’à Lyon aux Nuits Sonores – en passant par une récente Boat Party au Dimensions Festival en Croatie, dont vous pourrez voir nos photos tout au long de cet article.

Le plus frappant chez Matias Aguayo, ce n’est peut-être pas son identité sonore complexe qui puise dans un vaste panel de dance culture, mais bien la manière dont il essaye de se faire le prisme de certaines revendications. On vous en a parlé dans de nombreux portraits cette année, le mélange des cultures est une plateforme particulièrement impressionnante pour la création en ce moment. Sauf que l’intellectualiser peut amener à la dénaturer, à la transformer en vision fantasmatique de l’exploration culturelle – plus clairement celle de l’homme, blanc, cultivé, qui se verrait en explorateur et transcripteur de la complexité des idées du “tiers monde ». FACT Magazine s’est récemment fait lyncher pour un documentaire sur « la nouvelle scène de Mexico », et nous vous recommandons la déclaration de presse de Coméme à ce sujet.

Nous avions vu avec Vicente Sanfuentes que fantasmer des idées culturelles peut parfois conduire à en créer de nouvelles. Mais c’est un processus qui doit se réserver à la sphère créative et qui doit s’assumer sans volonté de se faire le juge ou le garant d’un système – un processus en contradiction avec l’univers journalistique. Pourtant d’une manière ou d’une autre, c’est à nous, journalistes ou bloggeurs, de se soustraire de la narration, d’engager en tendant un micro, et de montrer que les histoires de ce monde sont suffisamment belles par essence, sans que nous leur fassions l’affront d’en modifier la structure ou taire la complexité.

Matias Aguayo Dimensions Boat Party (picture by Bastien Perroy).

Matias Aguayo Boat Party (picture by Bastien Perroy)

Matias Aguayo Dimensions Boat Party (picture by Bastien Perroy).

J’aimerai commencer par parler de toi. Tu as eu un déclic à un moment particulier dans ta vie qui t’as fait dire « j’ai envie d’être un musicien » ?

Non. Je crois qu’il y a une continuité dans ma vie concernant l’idée d’enregistrer de la musique. Quand j’étais petit, j’utilisais des magnétophones pour enregistrer des sons. Je voulais raconter des histoires, les enregistrer, jouer avec ma voix. On avait pas beaucoup d’instruments à la maison, donc je pense que ça vient aussi de là – le fait que je développe ma créativité au travers de ma voix. Dans les années 80, j’ai commencé à faire de la musique avec un Commodor Amiga. J’ai commencé à faire du multipistes quand un ami m’a prêté un enregistreur quatre pistes. C’était tellement naturel pour moi que je ne me suis jamais vraiment posé la question d’en faire une carrière professionnelle. À la base, je voulais travailler dans le théâtre – je rêvais de devenir directeur de théâtre. Ce dont je suis vraiment content, c’est d’avoir pu continuer avec cet état d’esprit tout du long, et aujourd’hui encore. Je ne ressens pas la pression de mon image.

Mais pour autant, même si tu ne fais pas de la musique en pensant à ce qui est attendu de toi, l’idée de communication est au centre de ce que tu fais non ?

Oui. Que ce soit lorsque je fais du DJ ou quand je joue en groupe, c’est avant tout un processus de communication, de séduction. Je réalise beaucoup de musique destinée à la danse, et dans ce domaine la communication se traduit par le fait que certains éléments musicaux parlent directement au corps. Derrière ça il y a l’idée de « comment ma musique va être approché ? ». J’aime la musique dansante qui se veut un peu minimaliste ou synthétique, car elle a besoin d’espace pour s’exprimer. Elle est également plus à même de cultiver l’imagination de ceux qui l’écoutent, qui la vivent. Si ta musique est trop chargée, elle ne permet pas ça.Matias Aguayo Gif (by Bastien Perroy)

Est-ce que tu penses que c’est également lié au fait que le live et les DJ-sets ont repris de la valeur ces dernières années ? On essaye de recréer une connexion tu penses ?

Oui bien sûr, l’industrie musicale est en train d’énormément changer. Certaines choses se sont simplifiées et améliorées. Par exemple, il est plus facile de distribuer ce que l’on fait quand on est un indépendant. Par contre, on a un peu perdu la valeur d’enregistrement d’un disque. Quand tu réfléchis à l’histoire de l’enregistrement de la musique… Elle est infime par rapport à l’histoire de la musique ! Peut-être que c’est juste un petit chapitre qui figurera dans les livres d’école dans plusieurs années. Mais cette idée du live, cette idée de voir en vrai des artistes, ça ne partira jamais – car il y a de la communication, de la magie. On peut même toucher l’artiste si on veut (rires).


On peut toucher Matias en live jusqu’à Bogota.

C’est aussi lié à l’idée de concentration. On est dans une époque où nos sens sont surchargés d’informations. Ça devient compliqué d’écouter pendant deux heures la musique d’un même artiste. Le live, c’est également un espace dans lequel on peut se re-concentrer sur ce que l’on vit, ou plutôt prendre le temps de le vivre. Un album devient comme un tweet, et si on a pas une machine promotionnelle derrière, il passe inaperçu. En revanche, je pense que les gens sont toujours capables d’apprécier le format long. Si tu regardes les séries télévisées – Breaking Bad, Narcos – les gens font du binge watching pendant des dizaines d’heures. Je pense que c’est plutôt dû à notre connectivité, aux réseaux sociaux, que l’on a du mal à se concentrer à la lecture ou l’écoute d’albums.

Du coup je suppose que tu associes le live avec la notion de narration ? Puisque traditionnellement, c’est l’album qui sert à raconter une histoire et que l’on perd peu à peu ce format, la scène devient-elle le nouvel endroit pour la mettre en forme ?

Oui c’est vrai qu’il y a ça. Peut-être qu’il faut penser de nouveaux formats pour raconter des histoires. Je pense que le format de l’album est toujours très important, et je ne le vois pas faiblir tant que ça. Pour moi, c’est plus une problématique qui concerne les espaces d’écoute. Je pense qu’on a perdu des espaces sociaux pour écouter la musique. Le club en est un, mais ce n’est pas le seul. Je me souviens à Cologne, dans les années 90, d’endroits comme le Liquid Sky ou de disquaires comme Delirium – plus tard devenu Kompakt -, qui n’étaient pas uniquement dédiés à l’achat de musique. C’était bien plus que cela, tu pouvais partager et communiquer.

En écoutant ta musique et connaissant tes origines chiliennes, je me demandais si tu abordais ce principe de storytelling de la même manière qu’ont pu le faire en leur temps Los Prisonieros ou Victor Jara. Où est-ce que tu situes tes influences ?

Mes influences sont essentiellement inconscientes. Je ne les intellectualise jamais. Je ne me dis jamais « je vais faire une house track avec une vibe de Chicago ». La plupart de mes références me viennent de moi-même, quand j’étais enfant. Los Prisioneros, je ne pense pas qu’il y a un lien dans ce que je fais. Beaucoup plus Victor Jara. Mes parents passaient beaucoup de ses chansons à la maison, et ce que l’on écoute quand on est petit fini forcément par nous façonner. Plus que certains songwriters, c’est certaines rythmiques d’Amérique Latine qui m’influencent :

Extrait de l’interview ci-dessus, où Matias nous offre une session de percus live.

Matias Aguayo Dimensions Boat Party (picture by Bastien Perroy).

Est-ce que tu as conscience d’appartenir à l’une des premières générations d’artistes transculturels ? Ton identité est complexe, multiple, et au final, ça ne fait qu’une cinquantaine d’années que l’on peut avoir un brassage des cultures aussi transfrontaliers.

Je ne sais pas… Il faudrait enquêter là-dessus. Je ne l’intériorise pas plus que ça. J’ai grandi avec de la musique qui vient d’endroits multiples. Dans mon cas, j’ai été autant inspiré par la musique sud-américaine que celle des Beatles. La pop des années 80 m’a beaucoup influencé, notamment le disco-funk avec des artistes comme Grace Jones. J’ai grandi avec ça. J’ai grandi comme un fils d’immigré qui a vécu au Pérou, à Buenos Aires, en Allemagne. Donc forcément les influences sont très complexes. Je suis issu d’une famille latine, mais j’ai été éduqué dans une école allemande. Cela a créé une confusion d’identité importante, assez difficile à gérer, mais réussir à plutôt bien me prendre en main (rires).

En grandissant en Allemagne, je me suis rendu compte que j’étais vu comme quelqu’un d’un peu bizarre, avec une culture différente. Mais en même temps, quand j’allais au Chili, j’étais également vu comme un alien. Il y a plusieurs façons de gérer ça. Certaines personnes coupent complètement leurs racines, ou alors d’autres, dont moi, créent leur identité, leur espace. Quand tu regardes la relation entre les jeunes et la société, tu te dit que c’est une problématique majeure.

J’ai grandi avec une musique européenne dark – new wave, EBM – et pas tellement groovy. Mais j’ai aussi des influences de rythmiques différentes. La techno et la house ont été une révélation car ces deux planètes ont fusionné. On pouvait avoir darkness et rhythm en même temps. C’était un espace pour les extraterrestres, pour les gens avec cette identité conflictuelle.

C’est intéressant car tous les artistes latins que j’ai rencontrés – ou du moins les artistes qui revendiquent une part latine dans leur identité, m’ont fait sentir ça. Avoir une identité musicale complexe, c’est ça être un artiste latin, avoir une philosophie latine. L’occident ne voit la musique latine qu’au travers de ses aspects traditionnels, sans se rendre compte que la musique latine est énormément influencée par la musique occidentale. Car c’est une musique curieuse, ouverte sur l’autre.

Oui, c’est vrai. Tu le vois dans l’histoire de la musique latine, avec la salsa par exemple, qui est un parfait exemple de mélange culturel. Ce processus de synthèse culturelle, tu ne le retrouves pas forcément dans d’autres endroits du monde. C’est une définition de la musique latine auquel je peux souscrire.

Il y a encore une mentalité très colonialiste dans la façon de voir la musique qui vient d’ailleurs en Europe – sauf des Etats-Unis. Le terme « world music » est très colonialiste, qu’est-ce que ça veut dire au final ? Tout ce qui vient pas de chez nous, on le met dans une case. Et on est pas loin de penser à « third world music ».

Par exemple, les journalistes européens qui écrivent sur la musique d’Afrique du Sud l’analysent dans beaucoup de cas comme l’examen d’un fait culturel. Rien que ça, c’est déjà un réflexe un peu post-colonialiste façon « ok, je vais expliquer le contexte ». La phénoménologie française, a également ce problème. On prend un phénomène d’un coin du monde, et on cherche à en expliquer toute la culture.

Dans notre projet avec Comeme, on considère la radio Comeme comme presque aussi importante que le fait de sortir des disques. On a établi ce qu’on définit comme de la « self-documentation ». On l’a notamment fait en Afrique du Sud, où il existe une scène musicale très variée, avec des rythmes novateurs que l’on ne connait pas en Occident. Et on essaye de les laisser parler directement, sans filtre. Si on veut vraiment s’ouvrir culturellement, il faut en finir avec cette notion de nord-sud.

L’espace public reste dominé par la musique occidentale, mais le discours musical est aussi dominé par l’Occident. Si un journaliste européen, blanc, hétérosexuel, écrit sur un artiste sud-américain et croit pouvoir lui dire « sa musique vaut ça » ; je ne sais pas si c’est crédible. Pour comprendre, il faut aller beaucoup plus loin que « ah c’est un truc un peu latin, il y a du reggaeton, house, c’est ça ». Et ça va encore plus loin quand tu réfléchis à notre rapport au corps. Je ne sais pas si quelqu’un qui ne sait pas danser ces musiques peut vraiment les juger.

Il faut plus de diversité dans les espaces médiatiques, une plus grande variété de locuteurs. Travailler dans le métier musical, c’est excitant, car c’est lié au fait de réfléchir à des idées nouvelles – sociales ou politiques par exemple. Par exemple, tu m’as dit que tu avais déjà parlé avec Vicente Sanfuentes, Alejandro Paz ou Nicola Cruz. Mais je ne vois pas de femmes là-dedans ? C’est dommage car la musique électronique d’Amérique Latine est en grande partie construite par des femmes. Il y a beaucoup de musiciennes ou d’organisatrices d’évènements. Même comme label, avec Comeme, on se rend compte que c’est compliqué. On cherche à établir la parité, et ça marche uniquement si on s’oblige à être actif dans cette problématique. Ça ne marche pas si l’on reste passif, il faut aller chercher les femmes qui font de la musique, qui produisent. On est très fiers d’avoir cette parité au sein de Comeme. C’est avec ce genre d’actions qu’on est impliqués politiquement, socialement, dans notre environnement.

Est-ce que justement, la musique électronique n’est un des meilleurs domaines pour appliquer ces changements ? On a parlé du regard exotique de l’Occident sur la world music. Mais justement, ces dernières années, dans l’électronique, on a vu des projets transculturels qui savaient dépasser ce clivage. Notamment pour les femmes, il reste beaucoup à créer dans la musique électronique, dans ce qu’elles représentent socialement, dans l’espace public qui est généré pour elles. Tu penses que c’est un environnement qui est propice aux changements sociaux, aujourd’hui encore, et demain ?

Oui complètement, et tu as raison sur les projets transculturels. Le problème, c’est que parfois on peut avoir la fausse impression que la bataille est gagnée. Si tu regardes les origines de la house, c’est lié à la culture noire, à la culture gay. Et pour autant, on peut y trouver de l’homophobie aujourd’hui.

Avec Ten Walls par exemple.

Oui, exactement. C’est pour ça qu’il faut persister, et toujours avoir la même énergie dans ce combat. Car il se gagne sur la longueur.

Ca fait presque dix ans que tu as commencé l’aventure Comeme. Tu as l’impression que ça va dans le bon sens ?

Oui, je pense que la nouvelle génération est plus ouverte, comparée à dix ou vingt ans. À l’époque, j’avais l’impression qu’on était plus conditionné par les genres. (Matias se cogne la tête contre la lampe puis commence à jouer avec)

Internet a forcément joué un rôle important dans ça. C’est beaucoup plus facile aujourd’hui d’échanger – notamment entre les continents.

Est-ce que tu penses que c’est aussi dû au fait qu’on a pas eu de nouveau genre musical global depuis la techno ? La nouvelle génération est obligée d’être plus curieuse pour avoir l’impression de continuer à découvrir de nouvelles choses, de « porter » un progrès musical, non ?

Oui, ça c’est une chose. Peut-être que la techno était la dernière révolution musicale, mais je suis sûr qu’on en aura d’autres. Ça vient généralement avec les changements technologiques. Je pense que les gens sont assez curieux, mais c’est compliqué de généraliser.

Quand tu voyages, quand tu joues devant des publics très différents, tu ressens plusieurs vitesses à ce phénomène ?

Oui, mais je le sens même entre plusieurs quartiers d’une même ville par exemple. Tu prends deux endroits de Paris, ça peut changer du tout au tout. Encore une fois, c’est compliqué de généraliser. La France est un endroit génial pour moi, je suis globalement très bien accueilli.

Je suis surpris de la quantité de jeunes en France qui vont en festival écouter de la musique un peu bizarre. Ça n’existe pas partout dans le monde, pas en Allemagne par exemple. Mes pays préférés – attention pas les villes – comprennent notamment la France et le Mexique. Il y a quelque chose de similaire dans ces deux publics, dans leur ouverture.

Tes derniers concerts, tu les a joués avec ton groupe, ça a changé le contact que tu pouvais avoir avec ton public ?

Oui le groupe est très important pour moi en ce moment. On a enregistré un disque, mais on ne veut pas le sortir tout de suite, car on veut connecter avec un public qui n’a jamais entendu ce que l’on va jouer.

Ça change vraiment la connexion ?

Oui, vraiment. La France était géniale pour faire cette première tournée. C’était logique pour moi de le faire ici. La prochaine tournée sera au Mexique, ce sont deux pays géniaux pour expérimenter. Le plus gros de mon attention va dans mon groupe en ce moment, même si je travaille un projet avec DJ Spoko en Afrique du Sud.

J’aimerai conclure notre conversation avec cette question : quelle est la dernière idée, dans la vie, qui t’a marqué ?

(longue réflexion) Faire de la musique, ça permet de voyager dans le temps, car les influences qui y sont traduites viennent de moments espacés de notre vie. De réaliser ça, on se rend compte que le passé perd de son aspect linéaire, pour devenir plus complexe. Avoir cette possibilité de dialoguer avec le Matias qui avait quinze ans, c’est une idée qui me fascine. On peut la traduire dans la fiction, dans le monde de rêves, dans notre imagination.

C’est une façon de revisiter ses souvenirs ?

Pas uniquement se souvenir. Il y a quelque chose de magique qui rend la chose différente. Dans l’extension, ce que je vois aujourd’hui c’est déjà le futur. Mais je suis dans un rêve, celui que je faisais quand j’avais 15 ans. Ce dialogue entre les époques, ça peut être envoûtant.

 

Matias Aguayo Dimensions Boat Party (picture by Bastien Perroy).

Matias Aguayo Dimensions Boat Party (picture by Bastien Perroy).

Photos de cet article par Bastien Perroy.